Chapitre 51
Un chien aboyait dans le lointain à l’instant où Richard et ses cinq compagnons s’arrêtèrent devant la petite cour de la maison des Anderson. Le sol était toujours jonché de copeaux et personne ne travaillait sur les tables à découper.
Le Sourcier avança, tapa à la porte de l’atelier et attendit un moment. En l’absence de réponse, il ouvrit un des deux battants et demanda s’il y avait quelqu’un.
Là encore, il n’obtint aucune réaction.
— Clive ! cria-t-il. Darby ! Erling ! Où êtes-vous ?
Dans un silence pesant, les six visiteurs traversèrent l’atelier et montèrent à l’étage. La dernière fois, de bonnes odeurs de cuisine leur avaient caressé les narines. Aujourd’hui, la puanteur de la mort les accueillait.
Assis sur une des chaises qu’il avait fabriquées avec tant de soins, Clive Anderson serrait contre lui le cadavre de sa femme. Lui aussi ne respirait plus.
Richard se pétrifia. Derrière lui, Kahlan gémit de désespoir.
Drefan alla inspecter les chambres. Il revint très vite et secoua tristement la tête.
Incapable de bouger, le Sourcier tenta d’imaginer l’agonie de Clive. Sa femme morte dans les bras, malade au point de ne pas pouvoir se lever, il avait eu tout le temps de voir son avenir et ses rêves tomber en poussière devant ses yeux.
— Mon frère, souffla Drefan, il n’y a plus rien à faire. (Il prit Richard par le bras et le tira en arrière.) Il vaudrait mieux sortir et faire venir une charrette…
Un bras autour des épaules de Kahlan, qui sanglotait sans retenue, Richard vit Berdine et Raina, elles aussi décomposées, se frôler furtivement le bout des doigts. Un peu à l’écart, Nadine évitait de regarder les deux couples.
Le jeune homme eut soudain pitié d’elle. Parmi eux, elle était si seule… et si vulnérable. Comme s’il avait capté les pensées de son frère, Drefan alla poser une main réconfortante sur le bras de l’herboriste.
Ils redescendirent l’escalier en silence. Une fois dans l’atelier, Richard cessa de bloquer sa respiration. La puanteur, là-haut, avait failli le faire vomir.
Erling entra quelques instants plus tard et sursauta en reconnaissant ses visiteurs.
— Désolé, Erling, dit le Sourcier, nous ne voulions pas violer votre intimité, mais… Enfin, nous sommes venus vérifier que…
— Mon fils est mort, souffla le vieil homme. Hattie aussi… J’ai dû sortir, vous comprenez. Seul, je ne pouvais pas les porter.
— Une charrette viendra bientôt, mon ami. Mes soldats vous aideront.
— C’est très gentil, merci…
— Et les autres… ?
Erling leva ses yeux injectés de sang.
— Tous morts… Ma femme, Clive, Hattie, Darby, Lily… En revanche, Beth s’est rétablie. Oui, elle va bien, la pauvre petite chérie. Je l’ai conduite chez la sœur de Hattie. Pour le moment, sa maison est épargnée par la peste.
— Erling, je suis navré, dit Richard en tapotant l’épaule du vieil ébéniste. Par les esprits du bien, j’ai tant de chagrin…
— Merci… Mais pourquoi suis-je encore là, seigneur ? À mon âge, on peut mourir… Les esprits ont été injustes ! Ils n’auraient pas dû frapper les jeunes.
— Je sais… À présent, ils sont en paix dans un endroit où nous irons tous un jour. Tôt ou tard, vous les retrouverez.
Après s’être assurés qu’Erling n’avait besoin de rien, Richard et ses compagnons sortirent, traversèrent la cour et firent une pause dans la ruelle pour reprendre leurs esprits.
— Raina, dit Richard, va chercher des soldats. Dis-leur de venir avec une charrette et d’emporter les corps.
— À vos ordres, seigneur ! lança la Mord-Sith avant de partir au pas de course.
— Je ne sais que faire…, soupira le Sourcier. Comment aider un homme qui vient de perdre tous ceux qu’il aimait ? Bon sang, j’ai balbutié des platitudes, au lieu de…
— C’étaient les mots justes, mon frère, coupa Drefan. Personne n’aurait fait mieux.
— Tu l’as réconforté, renchérit Nadine. C’est tout ce qui était en ton pouvoir…
— Tout ce qui était en mon pouvoir, oui…, répéta Richard, le regard dans le vide.
Kahlan lui serra plus fort la main, et Berdine lui prit l’autre. En silence, ils formèrent un cercle de chagrin et de désespoir.
Puis Richard se dégagea et fit les cent pas en attendant le retour de Raina. Le soleil disparaissait déjà à l’horizon. À leur retour au palais, il ferait nuit noire. Mais le Sourcier refusait de partir tant que les soldats ne seraient pas venus enlever les cadavres de la maison des Anderson.
Kahlan et Berdine s’adossèrent au muret de la cour. Les mains dans le dos, Drefan, plongé dans une sombre méditation, fit quelques pas dans la ruelle. Seule comme à l’accoutumée, Nadine resta à l’entrée de la propriété, près du portail.
Richard repensa au Temple des Vents, et à la magie qu’Amelia y avait volée sur l’ordre de Jagang. Comment arrêter cette boucherie ? Malgré ses efforts, il n’imaginait aucune solution.
Revoyant le regard libidineux de Bashkar posé sur Kahlan, il sentit le sang bouillir dans ses veines.
Soudain, le Sourcier s’immobilisa. Il était juste devant Nadine, et une sensation étrange l’avait envahi.
Tous les poils de sa nuque se hérissèrent.
Il se retourna au moment où un sifflement retentit.
Le temps parut s’arrêter et les sons s’étirèrent interminablement. Dans l’air devenu aussi épais que de la boue, Richard eut l’impression de dériver au ralenti. À ses yeux, ses compagnons semblaient figés comme des statues.
Le temps lui appartenait !
Il tendit un bras et se jeta en avant. Fendant la « boue » sans difficulté, il se fia au sifflement de l’acier et attendit l’instant où tout se jouerait.
Nadine battit des paupières. Un mouvement qui parut durer une éternité.
Maître du temps et de l’espace, Richard referma le poing sur le carreau d’arbalète, l’interceptant à trois pouces du front de l’herboriste.
Comme la marée qui déferle sur une plage, le monde redevint normal, avec son flot d’images et de sons.
À une fraction de seconde près, Nadine aurait eu le crâne éclaté. Mais pour Richard, la scène avait semblé s’étirer sur une heure…
— Richard, souffla l’herboriste, comment as-tu pu attraper ce carreau ? Te voir faire m’a fichu une de ces frousses ! Même si je ne m’en plains pas, évidemment…
— Je n’ai jamais assisté à un tel prodige…, souffla Drefan, les yeux écarquillés.
— N’oublie pas que je suis un sorcier, mon frère, lâcha Richard.
Il tourna la tête vers l’endroit d’où venait le projectile. Avait-il vraiment capté un mouvement du coin de l’œil ?
— Ça va ? demanda Kahlan à Nadine, qui tremblait comme une feuille.
L’herboriste hocha la tête, gémit de terreur et ne résista pas quand l’Inquisitrice la prit dans ses bras pour la consoler.
Désormais certain d’avoir vu quelque chose, Richard partit au pas de course, Berdine sur les talons.
— Trouve des soldats ! lui cria le Sourcier. Il faut boucler la zone. Je veux coincer ce salaud !
La Mord-Sith s’engagea dans une ruelle latérale. Fou de rage, Richard continua tout droit. On avait tenté de tuer Nadine, et c’était intolérable !
Oubliant qu’elle était un pion dans le jeu de Shota – et un caillou dans sa chaussure – il ne voyait plus la jeune femme comme une menace, mais sous l’aspect d’une vieille amie venue lui rendre visite. Dans ces conditions, la rage de sa magie le submergea.
Les bâtiments défilèrent sous ses yeux et des chiens aboyèrent sur son passage. Devant lui, les passants s’écartaient en criant de terreur. Blême de peur, une femme se plaqua contre le mur d’un petit entrepôt.
Richard sauta la clôture basse derrière laquelle il avait perçu un mouvement. Sans ralentir, il dégaina L’Épée de Vérité.
Après un atterrissage en souplesse, il se mit en position de combat… et découvrit la chèvre blanche qui le dévisageait, à peine surprise par son intrusion. Le tireur s’était volatilisé. Mais son arbalète gisait sur le sol, entre la clôture et le petit abri de planches de la chèvre.
Le Sourcier regarda autour de lui. Sur un fil, des draps et des vêtements finissaient de sécher. Au-delà, une femme était penchée à son balcon, le cou tendu pour mieux voir.
Richard rengaina son arme.
— Vous avez vu quelque chose ? demanda-t-il, les mains en porte-voix.
— Un homme a filé vers la droite !
Dans cette direction, la ruelle devenait très étroite et serpentait entre des bâtiments pour déboucher sur une voie plus large. Quand il arriva à l’intersection, le Sourcier avisa une jeune femme et la prit par le bras.
— Un homme a débouché de cette ruelle. A-t-il tourné à droite ou à gauche ?
Terrorisée, la passante tenta de se dégager.
— Il y a des gens partout ! cria-t-elle. De quel homme parlez-vous ?
Richard lâcha ce témoin inutile et remarqua, en haut de la rue, à gauche, un marchand ambulant qui tentait de redresser une charrette chargée à ras bord de légumes frais. Quand le Sourcier s’arrêta près de lui, le type leva les yeux.
— À quoi ressemblait l’homme qui a renversé votre charrette ?
Le marchand ajusta machinalement son chapeau à larges bords.
— Je n’en sais rien… Je cherchais un bon coin où m’installer, et j’ai entendu un bruit sourd. Après avoir percuté ma charrette, l’homme a continué tout droit. Mais je n’ai vu qu’une silhouette noire…
Richard repartit aussitôt. Ce secteur de la ville, un des plus anciens, était un labyrinthe de ruelles, de rues et d’étroits passages. Pour se repérer, le Sourcier devrait se fier à la pâle lueur du soleil couchant, à l’ouest. Mais ça ne l’aiderait pas à savoir quel itinéraire suivait sa proie, qui fuyait probablement au hasard, avec la seule intention de le semer.
Quand il croisa une patrouille de soldats, Richard ne leur laissa même pas le temps de le saluer.
— Vous avez dû croiser un homme qui courait. Quelqu’un peut me le décrire ?
— Seigneur, nous n’avons vu personne courir… À quoi ressemble votre fugitif ?
— Je n’en sais rien ! Il a tiré sur nous, puis il s’est enfui. Séparez-vous et quadrillez le coin.
Avant que les soldats aient eu le temps d’obéir, Raina déboula dans la rue, une cinquantaine d’hommes sur les talons.
— Vous savez par où il est parti ? haleta-t-elle.
— Non. J’ai perdu sa trace il y a quelques minutes. Déployez-vous et trouvez-le !
— Seigneur Rahl, dit un sergent, votre homme s’est probablement arrêté de courir. S’il n’est pas idiot, il sait que c’est le meilleur moyen de se faire remarquer.
Le sous-officier tendit un bras vers la rue, dans son dos. Des dizaines de passants allaient et venaient paisiblement ou observaient les événements de loin, intrigués par cet afflux de militaires. Le tireur pouvait être n’importe lequel de ces badauds.
— Sans une description, seigneur, autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
— Je n’ai pas vu ce salaud ! grogna Richard, toujours furieux. Séparez-vous ! Une moitié du groupe continuera d’avancer avec moi, et l’autre rebroussera chemin. Interrogez tout le monde, pour savoir si quelqu’un a vu un type en train de courir. Il doit marcher, maintenant, vous avez raison. Mais avant de se sentir en sécurité, il n’a sûrement pas flâné.
Son Agiel au poing, Raina vint se camper près du Sourcier.
— À présent, continuons les recherches ! En chemin, nous alerterons d’autres soldats. Si le fugitif prend peur, il peut recommencer à courir et se trahir. Une dernière chose : je le veux vivant !
La nuit était bien avancée quand ils revinrent au Palais des Inquisitrices. Alertés par des messagers, les gardes étaient sur le pied de guerre. D’autres soldats patrouillaient dans le complexe, et une souris ne leur aurait pas échappé.
Alors qu’ils entraient dans le grand hall, Kahlan, Berdine, Raina, Drefan, Nadine et Richard virent que Tristan Bashkar les y attendait. Les mains dans le dos, il marchait de long en large et s’arrêta dès qu’il les vit.
Le Sourcier s’immobilisa aussi. À part Kahlan, qui resta à ses côtés, les autres formèrent un cercle défensif autour de lui.
— Seigneur Rahl, dit le Jarien, puis-je vous parler ?
D’un coup d’œil, Richard constata que l’ambassadeur, contrairement à ses habitudes, n’avait pas écarté les pans de son manteau pour exhiber son arme.
— Un moment, messire Bashkar… (Le jeune homme tourna la tête vers ses compagnons – en gardant le diplomate dans son champ de vision.) Il est très tard, et nous aurons tous beaucoup de travail, demain. Allez vous reposer, mes amis. Sauf toi, Berdine. Désolé, mais je veux que tu files à la Forteresse pour monter la garde avec Cara.
— Toutes les deux ? s’étonna la Mord-Sith.
— N’ai-je pas été assez clair ? grogna Richard. Oui, toutes les deux ! Après cet attentat, je ne prendrai aucun risque.
— Dans ce cas, dit Raina, je surveillerai les quartiers de la Mère inquisitrice.
— Non, tu te posteras devant la chambre de Nadine. C’est elle qu’on a voulu tuer.
— Bien, seigneur Rahl. Avant, je m’assurerai que des soldats soient en faction devant les appartements de votre future épouse.
— T’ai-je donné un ordre allant en ce sens ? demanda Richard sans dissimuler son agacement. (La Mord-Sith s’empourpra.) Tous les gardes devront patrouiller dans les jardins et autour du complexe, pour établir un périmètre de sécurité. Tous les hommes, m’entends-tu ? Le danger est dehors, pas dans le palais. Ici, Kahlan ne risque rien. Pas question que des soldats se tournent les pouces devant chez elle. C’est compris ?
— Mais, seigneur Rahl…
— Ne discute pas ! Je ne suis pas d’humeur à polémiquer.
— Richard, souffla Kahlan en lui tapotant le bras, tu es sûr que… ?
— Quelqu’un a tenté de tuer Nadine et a failli réussir ! Il vous en faut davantage pour conclure que tu n’es pas en danger ? Je ne veux plus courir de risques. Il faut protéger mon amie, point final. Drefan, à partir d’aujourd’hui, tu porteras une épée. Tous les guérisseurs sont peut-être menacés.
Les compagnons du Sourcier baissèrent les yeux et se turent.
— Parfait. (Richard se tourna vers Tristan.) Je vous écoute.
— Seigneur Rahl, je tenais à m’excuser. J’ai pu paraître insensible, mais en réalité, je m’inquiétais pour les citoyens d’Aydindril qui souffrent et meurent. Savoir des innocents dans le malheur me met hors de moi. Que cet incident, je vous en prie, ne creuse pas entre nous un fossé infranchissable. Seigneur, me ferez-vous la grâce d’accepter mes excuses ?
Richard sonda longuement le regard du diplomate.
— Bien entendu, ambassadeur. Sachez que je suis désolé de m’être laissé emporter. Moi aussi, j’ai du mal à supporter que des innocents soient frappés. (Il posa une main sur l’épaule de Nadine.) On a tenté de tuer une personne qui se sacrifie pour soigner les malades. En ville, certains en veulent aux guérisseurs parce qu’ils ne parviennent pas à enrayer l’épidémie. Il serait injuste que des thérapeutes dévoués tombent sous les coups de quelques illuminés.
— Vous avez tout à fait raison, seigneur. Accepter mes excuses est très généreux de votre part. Merci beaucoup.
— De rien, ambassadeur. N’oubliez pas que vous devez donner votre réponse demain.
— J’en ai conscience, et vous l’aurez, seigneur Rahl. En attendant, je vous souhaite une excellente nuit.
Richard salua son interlocuteur et se tourna vers ses compagnons.
— Allez, filons nous reposer ! Demain, nous aurons du pain sur la planche, et le sommeil, comme Drefan ne cesse de le rappeler, est indispensable à l’être humain. Vous avez vos ordres. Quelqu’un veut poser une question ?
Tous secouèrent la tête.
Deux heures après que Richard les eut tous envoyés au lit, Kahlan crut voir quelque chose bouger dans sa chambre.
La lampe murale, au fond de la pièce, était réglée au minimum. Les nuages voilant la lune, aucune lumière ne filtrait par la baie vitrée du balcon. Et si un tueur marchait vraiment vers le lit, l’épais tapis étouffait le bruit de ses pas. Sans la faible lueur de la lampe, il aurait été impossible d’apercevoir la silhouette. S’il y en avait bien une.
L’Inquisitrice crut de nouveau capter l’ombre d’un mouvement. Mais elle n’avait vu personne entrer, et ça pouvait être un tour de son imagination. Après une journée pareille, il était normal d’avoir les nerfs à vif.
N’était qu’on marchait vraiment dans la pièce ! Cette fois, impossible d’en douter : quelqu’un approchait de son lit. Dans le plus grand silence, et avec une rapidité remarquable.
Quand elle vit briller une lame, Kahlan retint son souffle et ne bougea pas un cil.
Un bras puissant s’abattit à plusieurs reprises avec une violence qui témoignait de la haine que l’assassin éprouvait pour sa victime.
Du bout d’un index, Richard poussa la baie vitrée qui s’ouvrit en silence. Sur un geste de son seigneur, Berdine se glissa dans la chambre et prit la position qu’il lui avait affectée. Quand elle entendit un coup discret sur la vitre – le signal convenu – elle tourna à fond la molette de la lampe.
Son couteau à la main, Tristan Bashkar se redressa, le souffle court à cause de l’effort qu’il venait de fournir.
— Lâchez votre arme, ambassadeur, dit calmement Richard.
Tristan fit tourner le couteau entre ses doigts, à l’évidence avec l’idée de le lancer.
L’Agiel de Berdine s’écrasa sur sa nuque, le forçant à tomber à genoux. Sans relâcher la pression, la Mord-Sith se baissa et lui arracha la lame. Tandis qu’il hurlait de douleur, elle le fouilla, se releva et brandit triomphalement trois couteaux.
— Tu avais raison, Richard, dit Drefan en avançant sous la lumière.
— Je n’en crois pas mes yeux, fit Nadine, debout derrière lui.
— Pourtant, ça ne fait aucun doute, déclara le général Kerson en franchissant le seuil du balcon. On dirait bien que messire Tristan Bashkar vient de perdre son immunité diplomatique.
Richard mit deux doigts devant sa bouche et siffla. Raina entra par la porte principale, un groupe de soldats d’harans sur les talons. Deux hommes se chargèrent d’allumer les autres lampes.
Debout près de Kahlan, le Sourcier, dans sa tenue de combat, regarda froidement les gardes relever sans douceur l’ambassadeur jarien.
— Tu avais deviné juste, dit l’Inquisitrice. L’attaque contre Nadine était un leurre, pour détourner l’attention de la véritable cible. Il en a toujours eu après moi.
Un instant, elle avait cru que Richard était devenu fou. Sa performance d’acteur avait convaincu tout le monde, y compris Bashkar.
— Merci de m’avoir fait confiance, dit-il.
Après qu’il lui eut révélé son plan, l’Inquisitrice avait pensé qu’il accusait Tristan à cause de leur dispute de l’après-midi. Sans le dire, elle s’était demandé si la jalousie ne finissait pas par brouiller son jugement.
Depuis qu’elle lui avait rapporté les propos de Shota, il s’était montré à deux reprises d’une extrême possessivité. Une réaction nouvelle chez lui. Même s’il n’avait aucune raison de douter de sa compagne, les prévisions de la voyante le hantaient.
Chaque fois qu’elle posait les yeux sur Nadine, Kahlan comprenait les sentiments de son bien-aimé. Dès que l’herboriste approchait de lui, elle sentait les griffes de la jalousie lui déchirer les entrailles.
Shota et l’esprit du grand-père de Chandalen n’avaient pas menti : elle n’épouserait jamais Richard. Même si elle essayait de se raisonner, parce qu’au fond, tout pouvait encore s’arranger, son cœur lui hurlait que les jeux étaient faits. Richard prendrait Nadine pour femme. Et elle devrait s’unir à un autre homme que lui.
Le Sourcier refusait d’y croire. En tout cas, il l’affirmait. Mais était-ce sincère ?
Kahlan revit Clive Anderson, mort avec le cadavre de sa femme dans les bras. Comparé à la tragédie qui avait frappé cette famille, et tant d’autres qu’elle ne connaissait pas, que pesait un mariage malheureux ? N’était-ce pas un faible prix à payer pour arrêter l’hécatombe ?
— Leurre ou non, dit Nadine en approchant de Richard, j’aurais pu y laisser la vie. Merci, Richard ! La façon dont tu as intercepté ce carreau… C’était vraiment extraordinaire !
— Mon amie, tu m’as assez remercié. (D’un seul bras, le jeune homme serra brièvement l’herboriste contre lui.) Tu aurais fait la même chose pour moi.
Kahlan étouffa une nouvelle montée de jalousie. Comme l’avait souligné Shota, si elle aimait vraiment Richard, elle devait lui souhaiter de vivre avec une femme qu’il connaissait et qu’il appréciait… un peu.
— S’il avait réussi à m’abattre, à quoi ça lui aurait servi ? Tu dis qu’il voulait détourner l’attention de sa véritable cible, mais…
— Il sait que j’ai le don, et il comptait là-dessus. S’il t’avait tuée, un attentat contre Drefan, peu après, aurait renforcé l’impression que les guérisseurs étaient visés.
— Et pourquoi n’a-t-il pas tiré directement sur Kahlan ?
Richard tourna les yeux vers le lit.
— Parce qu’il adore se servir de sa lame. Il voulait la sentir s’enfoncer dans les chairs de la Mère Inquisitrice.
Kahlan frissonna de terreur. Connaissant Tristan, elle ne pouvait contester cette analyse. Ce monstre aurait pris du plaisir à l’éventrer.
Près du lit, le Jarien se débattait en vain contre les soldats, qui lui ramenèrent sans douceur les bras dans le dos.
Kahlan détestait qu’il y ait autant de gens dans sa chambre. Jusque-là, elle l’avait tenu pour un sanctuaire. Et un lieu où elle ne risquait rien…
Un homme s’y était introduit, décidé à la poignarder à mort.
— Qu’est-ce ça signifie ? cria soudain Tristan.
— Rien de bien grave, lâcha Richard. Nous avions tous envie de voir un immonde traître poignarder une chemise de nuit remplie d’étoupe. C’est tout…
Le général Kerson fouilla le prisonnier pour s’assurer que Berdine l’avait délesté de toutes ses armes. Quand il fut satisfait, il se tourna vers Richard :
— Que devons-nous faire de lui, seigneur Rahl ?
— Coupe-lui la tête, général.
— Richard, s’écria Kahlan, tu ne peux pas faire ça !
— Tu l’as vu de tes yeux : il voulait t’assassiner.
— Mais il n’a pas réussi ! Les esprits font une distinction entre les actes et les intentions. On n’exécute pas un homme parce qu’il a poignardé un lit vide !
— Il a également tenté d’abattre Nadine.
— C’est faux ! cria Tristan. Je n’y suis pour rien ! Bon sang, je ne suis même pas sorti du palais, aujourd’hui !
— Je vois des poils de chèvre sur vos genoux. Des poils blancs, ambassadeur… Ramassés quand vous vous êtes accroupi près de la clôture pour tirer à l’arbalète.
Kahlan jeta un coup d’œil au Jarien et constata que le Sourcier disait vrai.
— Vous perdez l’esprit ! Je n’ai rien fait de tel !
— Richard, insista l’Inquisitrice, Nadine n’est pas morte. Il lui a tiré dessus, mais sans succès. On ne doit pas décapiter un homme pour ses intentions !
Le Sorcier porta la main à sa poitrine et ferma le poing sur son amulette. La danse avec les morts… L’absence totale de pitié…
— Alors, seigneur ? demanda Kerson.
— Richard, ne fais pas ca !
— Tristan Bashkar, vous avez tué quatre femmes. Une vraie boucherie ! Dépecer les gens vous plaît, n’est-ce pas ?
— De quoi parlez-vous ? Je n’ai jamais tué personne, à part sur les champs de bataille.
— Bien entendu, lâcha le Sourcier. De même, vous n’avez jamais tenté assassiner Kahlan et Nadine. Et comme tout le monde peut le voir, il n’y a pas de poils de chèvre sur vos genoux.
— Mère Inquisitrice, implora le Jarien, vous êtes toujours vivante, et dame Nadine aussi. Ne venez-vous pas de dire que les esprits font une différence entre les intentions et les actes ? Je n’ai commis aucun crime. Ne le laissez pas exécuter un innocent !
Kahlan se souvint de ce qu’on murmurait au sujet de Tristan. Sur un champ de bataille, il préférait utiliser son couteau plutôt que son épée. Car il prenait un plaisir pervers à charcuter ses adversaires…
Les prostituées avaient succombé sous les coups d’un sadique.
— Tristan, ne m’avez-vous pas dit que vous deviez souvent ouvrir votre bourse pour obtenir les faveurs d’une femme ? Et que vous accepteriez, si vous violiez nos lois, le châtiment que nous vous infligerions ?
— Et si on en décidait lors d’un procès équitable ? Je n’ai tué personne. L’avoir voulu ne revient pas à l’avoir fait !
— Pourquoi avez-vous attaqué Kahlan, Tristan ? demanda Richard. Dans quelle intention, puisque cela vous semble la clé de tout ?
— Je devais le faire, seigneur Rahl. Pas pour en tirer du plaisir, comme vous le pensez, mais pour sauver des vies.
— Selon vous, le meurtre est un moyen d’épargner des existences ?
— Vous avez pris des vies, seigneur ! Pas par sadisme, mais pour préserver des innocents. Voilà mon crime : avoir voulu sauver des milliers de malheureux.
» L’Ordre Impérial a envoyé des émissaires au palais de Sandilar. Ils nous ont menacés de mort si nous ne servions pas l’empereur. Javas Kedar, notre astrologue, m’a conseillé d’attendre un signe du ciel.
» Après les trois nuits de lune rouge, et le début de la peste, j’ai su ce qu’il me restait à faire. En tuant la Mère Inquisitrice, j’espérais me gagner les faveurs de l’Ordre, et éviter que la maladie frappe mon peuple. Je voulais sauver les miens, comprenez-vous ?
— Kahlan, demanda Richard, à quelle distance est Sandilar ?
— Il faut un mois pour faire l’aller-retour… Peut-être un peu moins.
— Général Kerson, envoyez des officiers prendre le commandement de l’armée et de la capitale jariennes. Qu’ils remettent à la famille royale la tête de Bashkar, en précisant qu’il a été exécuté pour avoir tenté de tuer la Mère Inquisitrice.
» Vos hommes devront proposer à Jara de se rendre selon les conditions pacifiques offertes aux autres royaumes. Dans un mois jour pour jour, le roi en personne me remettra les documents signés de sa main. Bien entendu, vos officiers l’accompagneront.
» S’il refuse de se rendre, et si nos hommes ne reviennent pas sains et saufs, le roi doit savoir que j’entrerai dans Sandilar à la tête de mon armée et que je décapiterai de mes mains tous les membres de sa famille. Une fois le royaume conquis, et la capitale soumise, l’occupation ne sera pas amicale. Qu’on ne manque surtout pas de le lui dire…
— Vos ordres seront exécutés, seigneur, promit Kerson en se tapant du poing sur le cœur.
— Richard, souffla Kahlan, et si Tristan disait la vérité ? Imagine qu’il n’ait pas assassiné ces femmes… Laisse-moi le toucher avec mon pouvoir, et nous saurons ce qu’il en est.
— Non ! Je refuse que ta main se pose sur lui ! C’est un monstre, Kahlan ! Pas question que tu entendes les horreurs qu’il confesserait.
— Et s’il est innocent, comme il le dit ?
Le Sourcier ferma de nouveau le poing sur l’amulette accrochée autour de son cou.
— Ma sentence n’a rien à voir avec la mort de ces malheureuses. Il a tenté de te tuer, je l’ai vu de mes yeux. Pour moi, il n’y a aucune différence entre les intentions et les actes. Il paiera pour ce qu’il prévoyait de faire, exactement comme s’il y était parvenu.
Richard se tourna vers les soldats.
— La nuit dernière, la peste a fait trois cents victimes de plus. Bashkar se serait allié aux responsables de cette catastrophe. Notre délégation partira demain à l’aube, et la tête de ce chien voyagera avec elle. À présent retirez cette vermine de ma vue !